C'était sur les monts de Riaz, à l'orée d'un bois d'où la vue s'étend sur la vallée de la Basse-Gruyère. Ce paysage n'attirait plus l'attention de la curieuse famille qui habitait là une maison de planches branlantes.
Elle abritait un plus grand mystère. On ne savait d'où étaient venus les gens à qui elle servait de logis. C'étaient des « aviniéro », comme on dit dans le pays. Mais comment faisaient-ils pour avoir du vin, sans l'acheter et sans posséder de vignes ? Chez eux, le lait et la crème coulaient d'abondance : ils n'avaient pourtant qu'une « bagne « (mauvaise vache) et trois chèvres étiques.
Crépin à la Ratta, cordonnier ambulant, vint un jour à leur domicile pour raccommoder quelques paires de vieux souliers. Cathiau, la mère, s'assit sur le banc du fourneau, serra sa baratte entre les genoux et se mit à baratter.
Il semblait à Crépin qu'il n'y avait pas de liquide dans l'ustensile. Intrigué, il s'interrogeait lui-même, se distrayait de sa besogne au point de se piquer le doigt avec l'alène.
Heureusement, on frappe à la porte : la Marauda, une voisine, vient acheter des oeufs. Comment Cathiau peut-elle en vendre quand Crépin n'a vu ni poules, ni poulailler ?
Le moment est venu pour Crépin de satisfaire sa curiosité. Tout s'arrange à merveille, la bonne aubaine ! Comment résister à la tentation ? Il n'a qu'un coup d'oeil à jeter. Il fait un bond. Certes, la baratte est vide. Non, pas absolument vide, car notre « tire-lignu » découvre, fixé sous le couvercle, un rectangle de parchemin jauni.
Voilà que des pas se font entendre : Cathiau rentre, la porte va s'ouvrir. Crépin n'a que le temps de cacher le grimoire sous sa chemise. La vieille est là ... à nouveau elle s'assied, cale la baratte entre ses jupes et se remet à baratter de plus belle...
Crépin sent un liquide épais et froid couler sur sa poitrine. Il s'étonne, se tourne et se retourne sur son trépied. Il n'est pas à son aise. Cathiau baratte toujours !
Il jette le maudit billet à terre. Une source de crème semble sortir du plancher.
La voilà qui s'arrête, regarde dans la baratte. Quelle mine terrible, quelle stupéfaction de n'y rien voir ! Rien, pas de crème et pas de billet !
Effarée, elle lève les yeux ; que voit-elle ? Maître Crépin rond et blanc comme un « sérac ». Pauvre Crépin ! Cathiau démasquée ! Que se passa-t-il entre les deux coupables, mutuellement surpris ? Ils pactisèrent...
Ce qui est certain, c'est qu'on n'entendit plus jamais parler de beurre de la vieille du Gibloux sur le marché de Bulle.
Longtemps plus tard, le cordonnier à la crème osa narrer son aventure, alors que Cathiau n'était plus de ce monde, car la vieille l'avant menacé des pires maléfices pour le cas où il serait trop bavard. Il se tint pour dit. Mais hélas ! personne n'hérita du mystérieux billet. Il avait disparu avec Cathiau et sa baratte.
Source
Sentier thématique :
Au pays des Légendes de la Gruyère
Texte :
Marie-Alexandre Bovet, tiré des légendes de la Gruyère, Editions Gruériennes, 2004