Autour du tilleul de Bulle, oisifs et étudiants sont rassemblés. Très animée est la conversation, car la veille c'était la foire de la Saint-Denis, journée solennelle au pays de Gruyère pour la cité comme pour la campagne.
Cependant ventes et achats, qualités et défauts des troupeaux, tous ces sujets sont oubliés. Toutes ces questions s'effacent devant un événement étrange que l'on racontait d'abord mystérieusement à l'oreille et qui est devenu promptement le thème de tous les entretiens.
Faisons cercle autour du héros de l'histoire et recueillons chaque mot de son récit.
« Je m'appelle, dit-il, Hercule-le-Hardi, et, modestie à part, je mérite mon nom. Trembler, reculer, capituler étaient jusqu'ici pour moi des lâchetés inconnues. Hier, pour la première fois, j'ai senti un frisson ébranler tout mon être, et j'aurais confié mon salut à la fuite si la frayeur ne m'avait point cloué sur place.
« La journée avait été longue et laborieuse. En quittant la place du marché, j'étais entré à la Mort prendre un verre d'eau-de-vie. J'y trouvai des amis et l'on célébra en trinquant le plaisir de cette rencontre. Vers onze heures on se sépara et je partis seul pour Vaulruz. La nuit était sombre ; d'épais brouillards empêchaient de distinguer les objets à cinq pas de distance, mais mon chemin je le savais par coeur, et j'aurais pu marcher en fermant les yeux.
Tout à coup je tressaille ! Un beuglement effroyable a retenti à mes oreilles, les échos l'ont redit au loin, puis partout le calme s'est rétabli. Revenu à moi, je pense que c'est un paysan attardé tourmentant en le conduisant son taureau non vendu. A peine cette idée rassurante a-t-elle traversé mon esprit que le même cri sauvage s'élève. Je m'arrête pour mieux observer. Anxieux je me demandais ce que j'allais faire et devenir quand soudain m'apparurent deux yeux, deux gros yeux, rouges, éclatants, brillants, me fixant et me menaçant. Comparés avec ces yeux, les falots de la poste de Bulle à Vevey m'auraient semblé de modestes cigares prêts à s'éteindre.
Oh ! l'affreux moment ! Mais ces deux yeux, à quel corps, à quelle tête appartenaient-ils ? Je voyais confusément une masse énorme, trapue, monstrueuse, capable de tout écraser sur son passage.
Réalité ou rêverie, la vision fut connue dans toute la contrée. Aussi les Bullois, toujours pratiques, ont-ils voulu se garantir contre de semblables apparitions. Dans ce but, ils ont érigé la chapelle de Saint-Joseph à la place même rendue célèbre par la dangereuse rencontre, puis ils ont honoré le boeuf d'un culte particulier en adoptant son image dans leurs armoiries.
Sentier thématique :
Au pays des Légendes de la Gruyère
Texte :
Joseph Genoud, tiré des légendes fribourgeoises, Editions à la Carte