Par un dimanche pluvieux, les hommes de Pont-la-Ville et quelques-uns de La Roche, étaient attablés derrière force channes à la taverne de « l'Enfant-de-bon-coeur ».
Les anciens devisaient de la pluie et du beau temps, des champs et des bois, des vaches et des brebis et voyaient l'avenir sous un aspect riant.
Les jeunes gens parlaient d'autres sujets beaucoup moins sérieux. Ils disaient : « Les filles de Pont-la-Ville, de La Roche et de Treyvaux sont bien belles... mais elles ne sont que laiderons comparées à celles « d'en là ». Et ce « d'en là ». signifiait l'autre côté de la Sarine.
La Sarine était là qui mettait un obstacle au charme d'aller passer quelques veillées du côté d'Avry-devant-Pont.
Et ce passage s'appelait « Thusy ».
Pendant que l'on devisait ainsi gaiement de pont et de « gracieuses », survint un inconnu. D'abord, personne ne s'intéressa à lui, tant les conversations étaient animées.
Il échangea quelques mots avec ses proches voisins, et lia conversation avec eux. Les Pontvillois examinèrent alors attentivement l'étranger qui leur sembla aussi grand et fier qu'un banneret de Fribourg.
Bientôt on le vit s'approcher d'une table où il devinait réunies quelques notabilités de la contrée. « Quoi, dit-il, vous n'avez pas de pont et vous ne sauriez en construire un sur la Sarine ?
Il continua : si j'en avais le temps, ou plutôt s'il m'en prenait fantaisie, je vous construirais un magnifique pont tout en pierres taillées, et cela en quelques jours.
-Mais... mais, comment cela est-il possible ? disait le syndic, les yeux dilatés par l'étonnement et la convoitise.
« Si j'ai dit que je construirais un pont de pierre, reprit l'étrange personnage avec hauteur, je n'ai pas dit que je l'édifierais pour rien : toute peine mérite son salaire. »
Alors le syndic de demander aussitôt quelle serait la rétribution exigée :
« Peu de chose, s'empressa de répondre l'inconnu. Comme je vous l'ai dit, je suis riche. Je demande seulement que le premier être qui passera sur le pont m'appartienne. »
Le chef de la commune donna la main pour confirmer et sceller le marché.
Si avisés, prudents et rusés à l'ordinaire, comment les Pontvillois n'avaient-ils pas reconnu messire Satan aux couleurs de ses habits ?
Un seul homme pouvait les sauver de cette tragique situation... un seul... Monsieur le Curé ! »
A minuit déjà, une arche du pont était entièrement terminée. Satan, descendu de son rocher, s'avança alors jusqu'au milieu du pont et jambes écartées, mains aux hanches, il attendit le premier passant promis, le salaire convenu...
Dom Claude Brodard, le curé du village, paraissait dissimuler quelque chose d'insolite sous son ample manteau ; le bedeau portait, lui, deux sacs dont l'un semblait agité de mouvements convulsifs.
D'un sac, le Curé sortit une trappe où s'affolait une souris, il en ouvrit la porte et aussitôt la prisonnière de s'enfuir sur le seul espace libre, c'est-à-dire le tablier du pont. Le sacristain n'avait attendu que ce geste et cette évasion pour ouvrir l'autre sac d'où s'échappa un chat.
Messire Satan ne fut pas assez rusé, eh oui ! car ce n'est pas être qu'il aurait dû dire, mais âme.
Et tout cela se passait en l'an de grâce 1544, si, à ce que d'aucuns prétendent, la légende est aussi vraie que l'histoire.
Source
Sentier thématique :
Au pays des Légendes de la Gruyère
Texte :
Marie-Alexandre Bovet, tiré des légendes de la Gruyère, Editions Gruériennes, 2004